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Pourquoi la désindustrialisation est aussi une affaire de monnaie

  • Photo du rédacteur: Paul Gagnon
    Paul Gagnon
  • 20 nov.
  • 10 min de lecture
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Alors que la réindustrialisation de la France est actuellement élevée au rang de priorité souveraine et nationale, il est important je pense de se pencher sur les facteurs ayant contribué à sa désindustrialisation. En effet, pour régler un problème, il faut logiquement en connaître les causes et agir sur ces dernières. C’est une des conditions de base si on veut construire une stratégie de réindustrialisation nationale qui aura de bonnes chances d’aboutir. Et comme on le verra, les facteurs sont nombreux, signes que la tâche ne sera pas si facile.

 

Un phénomène multifactoriel

 

La désindustrialisation française commence bien avant l’euro. Elle s’amorce dans les années 1980, dans un contexte global de montée de la concurrence internationale, de transformation technologique rapide et de mutation du capitalisme occidental vers l’immatériel, la finance et les services.

 

Pour comprendre la situation — et surtout pour imaginer un chemin crédible vers la réindustrialisation — il faut accepter cette complexité plutôt que la simplifier. Le déclin industriel français est donc assez ancien, progressif, et surtout multifactoriel. L’Allemagne et l’euro ont joué un rôle (que nous verrons plus loin), mais ils ne sont qu’un élément d’une dynamique beaucoup plus large où s’entremêlent quatre principaux éléments.

 

Premier élément : l’évolution des stratégies industrielles

 

Contrairement à un discours parfois accusateur, les entreprises françaises n’ont pas abandonné leur industrie par irresponsabilité. Elles ont, comme leurs homologues américaines, japonaises ou britanniques, répondu à trois grandes tendances structurantes :

 

  • la montée en puissance des chaînes de valeur mondiales

  • la pression accrue sur les coûts due à la concurrence asiatique et centreuropéenne 

  • l’exigence de rentabilité plus forte des investisseurs, notamment à partir des années 1990.

 

Cela s’est traduit par :

 

  • un recentrage sur les activités à forte valeur ajoutée : R&D, design, ingénierie, management de marque ;

  • une externalisation de la production lorsque celle-ci était plus efficace ou compétitive à l’étranger ;

  • l’intégration dans des écosystèmes mondiaux (automobile, électronique, textile, etc.).

 

On ne peut pas dire que ces choix furent des fautes. Ils étaient rationnels pour des entreprises cherchant à rester compétitives et profitables dans un environnement globalisé.

 

Le problème n’est pas que les entreprises ont agi ainsi mais plutôt le fait que la France n’a pas simultanément renforcé son écosystème productif (formation, sous-traitants, clusters, innovation) pour conserver une base industrielle forte malgré cette mondialisation.

 

Certaines filières y sont parfaitement parvenues : le luxe, l’aéronautique, certaines branches pharmaceutiques ou agroalimentaires. D’autres ont été plus vulnérables.

 

Deuxième élément : les transformations du cadre européen

 

L’environnement européen est une architecture pensée pour la concurrence ouverte, pas pour la souveraineté industrielle. En effet, à partir des années 90, l’Union européenne a été construite autour de trois piliers économiques majeurs :

 

  • La libre circulation à l’intérieur du marché européen, en particulier des capitaux. Cela a facilité l’investissement, mais aussi le déplacement d’activités vers les zones les plus compétitives, parfois au détriment des territoires les plus fragiles.

  • Une doctrine stricte de la concurrence : longtemps, la Commission s’est tenue à distance des politiques industrielles, de la consolidation de filières ou encore des aides d’État, qu’elle jugeait susceptibles de fausser la concurrence.

  • La discipline budgétaire comme principe structurant. Les règles fiscales européennes ont contraint la capacité des États à mener des investissements industriels massifs sur plusieurs décennies.


On ne peut bien évidemment pas qualifier cet environnement d’anti-français. Sauf que celui-ci favorise mécaniquement les pays disposant déjà d’un tissu industriel dense, d’un noyau industriel fort et d’une culture exportatrice comme l’Allemagne ou les Pays-Bas. La France, avec un tissu plus fragile et un État très sollicité sur d’autres missions, n’a pas su tirer le même avantage du cadre européen.

 

Troisième élément : les fragilités internes de l’économie française

 

Trois éléments propres à la France expliquent aussi la désindustrialisation :

 

  • Un tissu de PME/ETI moins dense et moins exportateur. L’Allemagne compte beaucoup plus d’entreprises industrielles de taille intermédiaire. Or ce sont elles qui structurent les chaînes de valeur.

  • Une culture économique valorisant davantage l’ingénieur « conceptuel » que le producteur. La France a longtemps privilégié les métiers intellectuels, administratifs et tertiaires au détriment des métiers techniques et productifs, ce qui a affecté l’attractivité de l’industrie.

  • Une politique d’aménagement tournée vers l’équité territoriale plus que vers la spécialisation productive. L’objectif historique français était d’équilibrer le territoire, pas de créer des clusters industriels concentrés comme en Allemagne, en Italie du Nord, ou en Suède. Dans l’économie moderne, où l’industrie se structure autour de grands écosystèmes régionaux spécialisés, cela crée un désavantage.

 

Quatrième élément : des choix politiques accumulés depuis quarante ans

 

Enfin, la désindustrialisation française reflète aussi une succession de choix politiques qui, pris isolément, pouvaient paraître rationnels, mais qui, mis bout à bout, ont fragilisé la base productive du pays. Depuis le début des années 1980, les gouvernements, de gauche comme de droite, ont :

 

  • Priorisé le respect des critères européens (déficit, dette) au détriment d’une politique industrielle explicite et assumée ;

  • Utilisé l’outil budgétaire davantage pour amortir les chocs sociaux (prestations, dépenses de fonctionnement, mesures de pouvoir d’achat) que pour financer l’investissement productif de long terme (infrastructures, innovation, montée en gamme des filières) ;

  • Oscillé entre des séquences de « grandes réformes » et des phases de compensation, ce qui a alimenté une instabilité réglementaire et fiscale peu favorable aux décisions industrielles lourdes ;

  • Peu investi dans la construction d’un consensus durable autour d’une stratégie industrielle. Chaque alternance a souvent rebattu les cartes, changé les priorités, modifié les instruments, sans continuité véritable sur 15 à 20 ans. Le cas du nucléaire est parlant à cet égard.

 

Il ne s’agit pas de juger telle majorité plutôt qu’une autre, mais de constater que la France n’a pas eu de politique industrielle stable et lisible sur plusieurs décennies. Dans un environnement mondial où d’autres pays (Allemagne, Corée, Chine, États-Unis, pays nordiques) ont, chacun à leur manière, articulé industrie, monnaie, commerce et innovation dans des stratégies de long terme, cette absence de continuité pèse lourd.

 

Le rôle du système monétaire européen : un verrou structurel

 

Dans mon livre, La Tectonique Stratégique, j’invite les lecteurs à s’intéresser davantage à la mécanique monétaire car elle peut être la cause (ou y contribuer) de bien des phénomènes économiques. S’agissant de l’UE et de l’euro, j’ai écrit :

 

« …le problème fondamental de l’UE est que le projet est au milieu du gué, inachevé, comme l’est l’euro qui, comme je l’ai déjà dit, est une monnaie incomplète du fait qu’elle n’est pas appuyée par des politiques budgétaire et fiscale communes aux 20 pays l’ayant adopté. »

 

C’est ainsi que la désindustrialisation d’un pays européen s’explique en partie par les limites de l’euro. Voyons cela.


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 Le système monétaire européen joue un rôle majeur, souvent ignoré ou sous-estimé, dans les dynamiques industrielles nationales, notamment parce qu’il supprime les ajustements de change internes (dévaluations). L’élimination des dévaluations monétaires nationales aurait pu être une force si la zone euro avait été économiquement homogène ou pleinement intégrée sur les plans budgétaire et fiscal. Mais elle ne l’est pas.

 

L’Allemagne, très compétitive, accumule des excédents.

 

En novembre 2025, l’économiste Michael Pettis publiait dans la revue « Foreign Affairs » un article très intéressant intitulé « How to Fix Free Trade ».

 

L’auteur explique que le modèle de « libre-échange » présuppose un équilibre import/export, ce qui n’est pas le cas dans la réalité. Car en effet, certains pays manipulent délibérément leur structure économique (subventions industrielles, salaires comprimés, crédit dirigé, taux de change sous-évalués) pour dégager des excédents permanents. Ce faisant, ces pays dopent artificiellement leurs exportations et externalisent la faiblesse de leur demande domestique. Résultat de cette mécanique : les excédents de certains sont toujours les déficits des autres. Les exemples emblématiques de ces pratiques sont l’Allemagne et la Chine. Voici comment il présente le cas de l’Allemagne (traduction par mes soins). :

 

« Prenons par exemple ce qui s’est passé lorsque l’Allemagne a choisi de traiter le chômage intérieur des années 1990 avec les réformes Hartz de 2003-2005. Ces réformes ont effectivement contenu la croissance des salaires par rapport à la productivité, réduisant la part du PIB allemand revenant aux travailleurs tout en augmentant fortement les profits des entreprises. La baisse de la part salariale a limité la consommation intérieure, tandis que la hausse des profits a entraîné une expansion du secteur manufacturier. Les excédents commerciaux du pays ont alors explosé.

 

Ces effets ne se sont pas arrêtés aux frontières allemandes. À l’époque, Berlin contrôlait de fait l’euro, grâce à sa position dominante au sein de la Banque centrale européenne, et s’est servi de ce pouvoir pour limiter les ajustements monétaires et de taux d’intérêt dans l’Union européenne. Par conséquent, les partenaires européens de l’Allemagne ont été contraints d’absorber presque tout l’excédent allemand. En enregistrant les déficits commerciaux correspondants, leurs économies ont dû s’ajuster, parfois par une hausse de l’investissement — y compris via des bulles immobilières — et parfois par une augmentation du chômage ou de l’endettement des ménages et des États. Dans tous les cas, la part du manufacturier dans le PIB a augmenté en Allemagne et reculé ailleurs dans la zone euro.

 

Le comportement de l’Allemagne aide à comprendre pourquoi une grande partie de l’Europe a peiné à se relever après la crise financière de 2008. Les analystes aiment attribuer les difficultés de la Grèce, du Portugal et de l’Espagne à de mauvaises décisions internes, notamment à des excès de dépenses publiques, mais en réalité, les souffrances qu’ils ont connues n’étaient pas seulement le résultat des choix faits à Athènes, Lisbonne ou Madrid. Elles étaient aussi la conséquence de politiques conçues à Berlin pour renforcer l’industrie allemande. Ces politiques ont été transmises à leurs partenaires de l’Union européenne à travers les comptes commerciaux et financiers de l’Allemagne, provoquant une perte d’industrie chez les autres pays et les obligeant à arbitrer entre chômage plus élevé et endettement accru.

 

Autrement dit, Berlin a pu utiliser le commerce international pour accommoder sa politique industrielle en Allemagne, ce qui a ensuite contraint et orienté les politiques économiques dans une grande partie de l’UE. »  

 

C’est ainsi que les excédents gigantesques, nourris par les réformes Hartz, la politique industrielle des Landers et une influence déterminante sur la doctrine monétaire européenne, ont contribué à remodeler profondément les économies voisines. La France, comme d’autres pays de la zone euro, a absorbé une partie de ces excédents sous forme de déficits commerciaux, de pertes de parts de marché et d’ajustements sociaux. Avant l’euro, un excédent allemand conduisait à une appréciation du mark, ce qui réduisait naturellement sa compétitivité et permettait aux autres de respirer. Avec l’euro, cet ajustement n’existe plus. L’excédent allemand devient structurel. Les déficits du Sud, et les pertes industrielles françaises, deviennent structurels aussi.


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L’Allemagne a accepté la création de l’euro à condition que sa gestion soit à l’image de celle pratiquée par la Bundesbank : focalisée sur la stabilité des prix et une saine gestion budgétaire nationale. Ceci explique pourquoi la Banque centrale européenne se focalise sur la stabilité des prix et non sur l’investissement, l’emploi ou la cohérence productive. On ne peut lui reprocher de se conformer à son mandat. Mais cela signifie que la zone euro n’a jamais été conçue pour harmoniser des trajectoires industrielles divergentes. Elle stabilise la monnaie ; elle ne stabilise pas l’industrie. Les pays du Sud et une partie de l’Ouest de l’Europe, moins compétitifs, ne peuvent plus dévaluer. L’ajustement doit donc passer par le chômage, la modération salariale, l’endettement et la perte d’industrie.

 

Autres facteurs explicatifs

 

Un autre handicap structurel est apparu plus récemment : la question énergétique. La France dispose d’un parc nucléaire qui lui confère un avantage comparatif naturel. Mais le marché européen de l’électricité neutralise cet avantage en indexant les prix sur la dernière centrale appelée, souvent alimentée au gaz. Résultat : l’industrie française paie son électricité plus cher que ce que sa structure productive permettrait. À l’heure où les industries électro-intensives sont déterminantes, cette distorsion pèse lourd.

 

S’y ajoute un retard technologique préoccupant. De nombreuses PME françaises tardent encore à intégrer les outils contemporains : automatisation, robotique, IA industrielle, numérisation des processus. Là où l’Allemagne, l’Italie du Nord ou la Corée ont systématiquement investi dans la modernisation, la France souffre d’un déficit d’équipement et d’adoption.

 

Enfin, la question du financement demeure un impensé. Les Landesbanken et Sparkassen allemandes irriguent localement le Mittelstand. Elles accompagnent les projets de long terme, même lorsque les retours financiers immédiats ne sont pas spectaculaires. La France ne dispose pas d’un équivalent. La finance y est centralisée, orientée vers le court terme, et insuffisamment tournée vers le capital patient. Bpifrance joue un rôle stratégique, mais ne peut compenser seule l’absence d’un écosystème complet.

 

La France face au défi de sa réindustrialisation

 

Faut-il en conclure que la réindustrialisation est impossible dans le cadre actuel ? Non. Mais elle devient plus difficile, plus coûteuse politiquement, et plus exigeante en cohérence.

 

Trois voies s’offrent à la France.

 

La première serait une Europe véritablement fédérale : budget commun significatif, mandat élargi de la BCE, politique industrielle continentale, transferts et convergence réelle. C’est le scénario optimal pour une réindustrialisation équilibrée, mais il reste improbable à court terme.

 

La seconde consiste à agir dans le cadre actuel, sans chercher à le transformer. La France peut alors se réindustrialiser, mais dans un périmètre plus restreint, en misant sur ses avantages comparatifs : énergie bas carbone, ingénierie, secteurs stratégiques (défense, santé, agroalimentaire), et adoption technologique accélérée. Cette stratégie peut produire des résultats, mais elle ne corrigera pas les déséquilibres structurels de la zone euro.

 

La troisième voie est celle d’une souveraineté industrielle assumée à l’intérieur du cadre européen, mais utilisant toutes ses marges : dérogations aux aides d’État, stratégies énergétiques nationales, alliances avec les pays du Sud, protection ciblée, normes intelligentes, politiques de filières, financement régional. C’est la voie la plus réaliste à horizon 2030. C’est aussi celle que pratiquent déjà plusieurs États membres, de l’Italie aux Pays-Bas.

 

Rien de tout cela n’est simple. Et c’est précisément pour cela que la réindustrialisation n’est pas un problème technique, mais un choix politique. Elle exige de repenser la question monétaire, l’énergie, la technologie, l’aménagement du territoire, et la finance locale. Elle exige un cadre européen compatible avec la souveraineté économique ou la volonté de compenser ses insuffisances.

 

La désindustrialisation française n’est ni un accident ni une fatalité. C’est le résultat d’un ensemble de choix.

 

La réindustrialisation le sera tout autant.

 

Et la véritable question est donc : quels choix sommes-nous prêts à faire ?


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Réindustrialiser suppose :

 

  • d’affronter les limites du cadre européen actuel ;

  • de reconnaître les erreurs et les fragilités internes ;

  • d’assumer une stratégie de long terme ;

  • de réinvestir politiquement la question industrielle ; et

  • surtout, d’accepter que la souveraineté économique est un choix politique avant d’être un programme économique.

 

Au fond, la réindustrialisation c’est la question de savoir si la France souhaite encore décider pour elle-même.


 
 
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