Le Nouvel Ordre Mondial de Trump
- Paul Gagnon
- 27 mars
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 6 jours
Dans mon dernier article, j’exprimais l’idée qu’au-delà des invectives et de la caricature, il était plus important pour les dirigeants d’entreprises (et politiques) de comprendre le fonctionnement de Donald Trump de même, et surtout, la plateforme politique et économique que sous-tend son « Make America Great Again ».
Retour au réalisme
J’ai évoqué dans mon récent article que sur le plan géopolitique, l’axe majeur de son action consistait en la poursuite de la politique de « containment » de la Chine dans le but de préserver le statut de leader mondial des États-Unis. Je soulignais également que Trump était le chantre de la mouvance souverainiste en opposition à celle dite mondialiste et progressiste laquelle, selon lui, a mené au déclin et à l’appauvrissement des États-Unis et des nations occidentales.
Mon article s’attachait à décrire le quoi mais ne faisait qu’effleurer le raisonnement derrière cette philosophie souverainiste labellisée « America First ». Le passage de Marco Rubio devant le comité des relations étrangères du Sénat à l’occasion de sa nomination au poste de « Secretary of State » (Ministre des Affaires Étrangères) en janvier dernier nous en apprend plus à ce sujet. En voici quelques extraits, un peu longs, mais qui permettent d’y gagner grandement en compréhension. Car dans les circonstances, il est important non pas de juger, mais de comprendre le raisonnement.

« Le triomphalisme de la fin de la longue guerre froide a donné lieu à un consensus bipartisan selon lequel nous étions parvenus à la « fin de l'histoire ». Toutes les nations de la Terre allaient devenir membres de la communauté démocratique dirigée par l'Occident. Qu'une politique étrangère qui servait l'intérêt national pouvait maintenant être remplacée par une politique qui servait "l'ordre mondial libéral". Et que toute l'humanité était désormais destinée à abandonner l'identité nationale, et que nous deviendrions "une seule famille humaine" et "des citoyens du monde".
Ce n'était pas seulement un fantasme, c'était une dangereuse illusion.
Ici, en Amérique, et dans de nombreuses économies avancées à travers le monde, un engagement quasi religieux en faveur d'un commerce libre et sans entraves aux dépens de notre économie nationale, a réduit la classe moyenne, laissé la classe ouvrière en crise, effondré la capacité industrielle et poussé des chaînes d'approvisionnement critiques entre les mains d'adversaires et de rivaux.
Alors que l'Amérique a trop souvent continué à donner la priorité à l’ordre mondial par rapport à ses intérêts nationaux fondamentaux, les autres nations ont continué à agir comme elles l'ont toujours fait et comme elles le feront toujours, en fonction de ce qu'elles perçoivent comme étant leur intérêt supérieur.
Au lieu de s'intégrer dans l'ordre mondial de l'après-guerre froide, ils l'ont manipulé pour servir leurs intérêts aux dépens des nôtres. Nous avons accueilli le parti communiste chinois dans cet ordre mondial. Il a profité de tous ses avantages. Mais ils ont ignoré toutes les obligations et responsabilités qui en découlent. Au lieu de cela, ils ont menti, triché, piraté et volé pour se hisser au rang de superpuissance mondiale, à nos dépens.
L'ordre mondial d'après-guerre n'est pas seulement obsolète, c'est aussi une arme utilisée contre nous.
Tout cela nous a conduits à un moment où nous devons faire face au plus grand risque d'instabilité géopolitique et de crise mondiale générationnelle de toute l'existence d'une personne vivant ici aujourd'hui.
Huit décennies plus tard, nous sommes appelés à créer à nouveau un monde libre à partir du chaos. Ce ne sera pas facile. Et ce sera impossible sans une Amérique forte et confiante qui s'engage dans le monde en plaçant à nouveau ses intérêts nationaux fondamentaux au-dessus de tout. »
La semaine suivant la confirmation de sa nomination, il a ajouté des éléments fort utiles à notre compréhension lors d’une interview télévisée.
« Lorsque nos intérêts concordent, nous avons des partenariats et des alliances ; lorsque nos différences ne concordent pas, le travail de la diplomatie consiste à prévenir les conflits tout en faisant avancer nos intérêts nationaux et en comprenant qu'ils vont faire avancer les leurs. Et cela a été perdu. Et je pense que cela a été perdu à la fin de la guerre froide, parce que nous étions la seule puissance au monde, et nous avons donc assumé cette responsabilité de devenir en quelque sorte le gouvernement mondial dans de nombreux cas, en essayant de résoudre tous les problèmes.
Il n'est donc pas normal que le monde ait simplement une puissance unipolaire. C'était une anomalie.
C'était un produit de la fin de la guerre froide, mais on allait finir par revenir à un monde multipolaire, avec plusieurs grandes puissances dans différentes parties de la planète. C'est ce à quoi nous sommes confrontés aujourd'hui avec la Chine et, dans une certaine mesure, la Russie, sans oublier les États voyous comme l'Iran et la Corée du Nord.
Aujourd'hui plus que jamais, nous devons donc nous rappeler que la politique étrangère doit toujours viser à promouvoir l'intérêt national des États-Unis et, dans la mesure du possible, à éviter la guerre et les conflits armés, dont nous avons vu qu'ils ont été très coûteux à deux reprises au cours du siècle dernier. »
Une doctrine aux implications capitales
Dans ses propos, Rubio affirme que l’illusion d’un monde devenu pacifié, unifié par le commerce et le droit international, est désormais révolue — et qu’elle a été, selon lui, dangereuse. Cette vision implique :
La fin du rôle de gendarme du monde pour les États-Unis.
La priorité est donnée aux alliances d’intérêt, pas aux valeurs communes.
La militarisation de la politique économique (réindustrialisation, relocalisations, contrôle des chaînes critiques).
L’Amérique de Trump ne cherche plus à préserver l’ordre mondial libéral hérité de 1945 — elle cherche à s’en protéger. Ce que nous disent les propos de Marco Rubio, c’est que les règles du jeu changent — et que la politique étrangère américaine redevient une politique de puissance classique, déliée des anciennes promesses d’un monde convergent.
In business, no friends
Je crois qu’il est clair aux yeux de l’équipe Trump que la course au leadership multipolaire se jouera contre la Chine et, dans une moindre mesure, la Russie. Cette course s’articulera sur trois principaux fronts :
Le leadership technologique (IA, quantique, etc.)
L’accès sécurisé à l’énergie
L’accès sécurisé aux matières premières (métaux critiques, etc.)
Les deux derniers points expliquent sans doute l’offensive américaine contre le Canada et le Groenland. Regardez cette mappemonde. Les États-Unis ne couvrent pas une bien grande surface (en plus d’être isolés par deux océans) comparativement à la Russie et la Chine.

Par contre, si vous ajoutez le Canada et le Groenland aux États-Unis, l’équilibre de taille se rétablit. Ceci dit, je n’arrive toujours pas à comprendre l’approche hostile de Trump envers le Canada, allié de toujours, et le Danemark (où est installée une base de la NSA). Des accords de garantie d’accès aux ressources avec les deux pays pourraient facilement être conclu par les Américains à mon avis. C’est probablement dans cette attitude que prend tout son sens l’idée d’une « Amérique forte et confiante qui s'engage dans le monde en plaçant à nouveau ses intérêts nationaux fondamentaux au-dessus de tout ». Même au-dessus des intérêts de ses alliés historiques les plus proches.
Par ailleurs et sans en avoir la certitude absolue, je pense que derrière la complaisance de Trump envers la Russie se cache une volonté stratégique des États-Unis de fragiliser le couple Russie-Chine. Géopolitiquement, ce serait une belle réussite de la part des Américains.
Enfin, la lutte d’influence que se livrent ces trois puissances en Afrique, sans oublier l’Amérique du Sud, viendra parachever ce nouveau tableau géopolitique qui prend forme sous nos yeux.
Vous aurez peut-être remarqué l’absence de toute mention de l’Europe. Dans mon précédent article, je soulignais que le Vieux Continent avait de sérieuses raisons de s’inquiéter : la rupture avec les États-Unis est désormais idéologique. La doctrine Rubio, en effet, désigne implicitement l’Union européenne comme une entité encore arrimée à l’ordre d’hier. D’où un décrochage croissant – politique, économique et militaire – entre l’Europe et les États-Unis. Les conséquences possibles ? Moins d’automatismes dans la coopération transatlantique, davantage de frictions commerciales, et une pression accrue pour se positionner clairement sur certains dossiers sensibles. Sans oublier l’appui à des forces politiques européennes en phase avec les constats étayés par Rubio.
La triste réalité est qu’à l’heure de ces grands bouleversements géopolitiques, l’Europe diplomatique (pas que) est inexistante. Regardez le continent Ouest Européen sur la mappemonde ci-dessus tout en considérant qu’elle est peu dotée en matières premières, en pétrole et en gaz naturel. Je ne dis pas que tout est perdu. Simplement, je pense que la marche vers un certain regain d’autonomie sera difficile et prendra un certain temps.
Pour l’entreprise : nécessité d’un reset stratégique
Dans ce contexte, les dirigeants d’entreprises ont besoin d’améliorer leur compétence en matière de géopolitique car ils ne peuvent plus faire comme si l’environnement stratégique mondial était stable. Ce n’est plus le cas.
Pour les entreprises, la géoéconomie redevient un facteur structurant et cette inflexion stratégique aura des conséquences concrètes pour elles, bien au-delà des relations bilatérales États-Unis/Chine/Europe. Elle affecte :
La stabilité des chaînes d’approvisionnement.
Les normes et standards technologiques (cybersécurité, intelligence artificielle, énergie).
L’environnement réglementaire, fiscal, géopolitique (sécurité nationale) dans lequel les grandes décisions d’investissement sont prises.
Ainsi, du point de vue de l’entreprise occidentale, le temps où une seule usine en Chine pouvait servir le monde entier est révolu. L’approche stratégique des marchés se fera sur une base régionale et non plus mondiale. Les entreprises doivent également faire un bilan stratégique de leurs vulnérabilités et dépendances dans ce nouveau contexte et y apporter des solutions conséquentes. L’heure est maintenant à la résilience laquelle prend définitivement le pas sur l’optimisation.