Le malaise Choose France
- Paul Gagnon
- 21 mai
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 27 août
Pour peu qu’on lise régulièrement la presse financière ou les grands quotidiens nationaux, il n’a échappé à personne que s’est tenu lundi 19 mai dernier, sous les ors du château de Versailles, le Sommet « Choose France 2025 » au cours duquel 20 milliards d'euros d'investissements ont été annoncés. 40 si on tient compte des annonces faites lors du Sommet de l’IA en février dernier et qui ont été confirmés depuis. Un record est-il rapporté dans la presse.
Voilà bien le genre d’exercice qu’affectionne le Président de la République : du beau monde venant de plusieurs coins du monde, des annonces d’investissements qui se chiffrent en milliards d’euros, du faste et donc, l’occasion d’une belle opération de communication qui ne peut que rehausser son image. C’est de bonne guerre.
Je dois cependant avouer avoir ressenti un certain malaise. Il ne pouvait en être autrement vu l’état navrant (sinon de détresse) dans lequel se trouve le pays, tant sur le plan politique qu’économique. Bien sûr, on arguera que ce Sommet revient à chaque année et qu’il ne fallait justement pas se priver du baume que représentent ces quelques bonnes nouvelles dans la morosité actuelle. Certes. Mais il ne faut pas se leurrer. Dans mon livre à paraître, « La Tectonique Stratégique », je mets justement en garde contre l’optimisme béat et appelle plutôt les dirigeants à faire preuve de lucidité. Car pour bien apprécier une situation, il ne faut pas se contenter de regarder le bel arbre. Il faut plutôt élargir la focale à la forêt.
Je ne suis pas le seul à avoir ressenti ce malaise. Il y a par exemple Marc FIORENTINO qui sur les ondes de @BFMTV, le vendredi précédent l’événement, a exprimé le sien dans un langage on ne peut plus clair et assorti de formules plutôt bien vues.

Plus posé et rationnel, François Lenglet a rappelé sur LCI que ce sont les États-Unis (et moindrement l’Inde) qui attirent en ce moment le gros des investissements étrangers et qu’ironiquement, les entreprises européennes sont les plus importants pourvoyeurs à cet égard. Et qu’est-ce qui les attirent tant chez l’Oncle Sam ? Des cadeaux fiscaux, une énergie cinq fois moins chère qu’en Europe, les tarifs douaniers et un dollar qui baisse.

L’ennui également pour le Sommet Choose France est que le lendemain de sa tenue, le journal Le Monde publiait un article qui dévoilait un phénomène économique beaucoup moins glamour que la Galerie des Glaces à Versailles.

En fait, le Sommet et l’article du Monde sont d’éloquents révélateurs qui montrent que nous traversons une importante période de transition, à savoir la bascule du néolibéralisme mondialisé ayant prévalu ces dernières 40 années vers un nouveau modèle dont les contours sont en train de se préciser. Les investissements annoncés au Sommet touchent principalement l’énergie et l’IA via les « data factories » tandis que l’article du Monde montre les difficultés qu’éprouvent nombre de PME françaises à naviguer dans un monde pétri d’incertitude et sans grande visibilité. Ce nouvel environnement économique, de plus en plus d’observateurs le dénomment « géoéconomie », comme en témoigne le titre de cet article tiré du Financial Times (9 mai 2025).

Le FT avance que la géoéconomie est un monde où l’économie passe au second plan, derrière le jeu politique, et qu’il affecte tous les pays. L’auteur (autrice ?) en présente les cinq caractéristiques qu’elle recommande aux dirigeants et investisseurs de bien comprendre.
Ce phénomène n’est pas nouveau et Donald Trump n’en a pas l’apanage. La période d’avant la Première Guerre Mondiale était caractérisée par un impérialisme mondialisé lequel a laissé place, après guerre, à un épisode national-protectionniste. À la suite du Second Conflit Mondial, le keynésianisme a régné pour être lui aussi chassé à partir des années 80 par le courant néolibéral mondialisant. C’est maintenant au tour de ce dernier de céder la place à la géoéconomie. Si l’histoire ne se répète pas, il est évident qu’elle bégaie.
Les gouvernements ne se concentrent plus uniquement sur le bien-être absolu de leur pays mais aussi sur leur position relative. On passe ainsi d’un mode coopératif à un autre où la concurrence prend davantage de place.
La Chine remet en cause la domination américaine sur les affaires du monde (ce n’est pas une grande nouvelle). Et bien sûr les USA ne sont pas d’accord. Malheureusement, l’histoire nous enseigne que rares sont les conflits du genre qui se sont réglés rapidement et/ou sans heurts. Rien néanmoins ne nous empêche d’espérer.
La géoéconomie ne se limite pas à ces deux grands pays. D’autres le pratique, à l’instar du Japon qui utilise ses réserves de bons du trésor américain comme atout dans ses négociations commerciales.
Enfin, la géoéconomie marque le retour de la politique industrielle laquelle a été initiée par Joe Biden et poursuivie actuellement par Donald Trump. D’autres pays emboîtent évidemment le pas.
Quelques observations
L’article du Monde est intéressant car émaillé de situations vécues et commentées par les dirigeants eux-mêmes. Quelques chiffres : 2024 a recensé 65694 cas de défaillances (contre 51357 en 2019) dont la vaste majorité (94%) a touché des structures de moins de 10 salariés. La tendance observée en ce début 2025 ne semble pas ralentir ; sans compter les projets de suppression de postes annoncés.
Les dirigeants sondés attribuent principalement les difficultés rencontrées à une série de chocs externes : les perturbations liées à la pandémie, la guerre en Ukraine, la flambée des prix de l’énergie (avec un impact direct sur leur trésorerie), le manque de visibilité, les effets déstabilisants de la politique tarifaire de Trump, ainsi que les profondes mutations affectant certains secteurs comme l’automobile ou l’habillement. Voici un florilège des récriminations exprimées (je résume, ce n’est pas textuel) :
« Guerre en Ukraine : une importante commande d’un client ukrainien a été annulée à la suite de l’éclatement du conflit armé avec la Russie. Puis le coût de l’énergie a été multiplié par 5 sans pouvoir répercuter 100% de la hausse sur nos prix. »
« On a été acheté et vendu plusieurs fois (par et à des industriels ou fonds d’investissement étrangers). Tout ce temps on a souffert d’un manque chronique d’investissements et de stratégie à long terme. »
« N’écrivez pas qu’American Industrial Acquisition Corporation est un fonds d’investissement car ils n’investissent rien du tout depuis leur arrivée (2017). »
« Notre transition reste très contrainte en raison de l’absence totale d’activités commerciales développées pour le site sous l’ère de l’actionnaire précédent. »
« Société œuvrant comme fournisseur pour le secteur auto : on fait face à trois défis : réglementaire avec le Green Deal européen, technologique avec la voiture électrique et concurrentiel devant des constructeurs chinois jouissant d’un avantage coûts, technologique et logistique majeur. »
« En 2024, Ford représentait 98% de notre chiffre d’affaires. Début 2025, sans avertissement, Ford annonce une réduction de près de 25% de son volume de commandes. »
« On a fait l’erreur de former nos collègues des pays low-cost…On leur a tout transmis et au final, c’est eux qui sont restés, pas nous. »
La dynamique géoéconomique préconise un retour à une certaine forme de souveraineté économique, tant du point de vue national que de celui de l’entreprise et dans laquelle les dépendances et vulnérabilités stratégiques doivent être réduites à leur minimum. C’est dans ce contexte que le concept de résilience prend son sens. La géoéconomie commande par ailleurs de ne pas pécher par excès de naïveté. Or que voyons-nous à travers les citations ci-dessus ?
Une entreprise hyper dépendante d’un seul client pour son chiffre d’affaires (cas spécial j’en conviens) ;
Une instabilité actionnariale empêchant la mise en place de toute stratégie de développement à long terme ;
Des actionnaires étrangers pour qui l’entreprise française ne pèse pas lourd dans son paysage consolidé et/ou pour qui la rentabilité à court terme fait office d’horizon indépassable (au détriment de l’investissement et donc du développement de l’entreprise) ; et
Un actionnaire étranger qui transfère le savoir-faire technologique de sa filiale française à ses unités situées dans des pays low-cost pour ensuite détricoter l’activité de l’unité française moins rentable ; et
Une réglementation franco-européenne qui menotte les entreprises dans un contexte mondial où les concurrents étrangers ne sont pas soumis à un cadre aussi strict.
Qu’en dire ?
La notion de souveraineté est bien relative lorsque l’actionnaire majoritaire d’une entreprise est étranger. On le voit dans l’article du Monde, il s’agit là d’une dépendance qui manifestement peut, dans certains cas, brider le développement d’une entreprise (stabilité actionnariale, sous-investissement, transferts technologiques, etc.). On peut également s’interroger sur le modèle du capital-investissement dont le cœur de métier consiste à investir dans une société afin de revendre ses parts quelques années plus tard au plus offrant, domestique ou étranger, peu importe. Comme en tout, il y a des sociétés de capital-investissement plus vertueuse que d’autres. Mais c’est là qu’un État stratège peut et doit pleinement jouer son rôle en bloquant la vente d’une entreprise à des acquéreurs étrangers s’il juge qu’elle pose un risque de sécurité nationale. Quant à la surrèglementation franco-européenne, il semble que les dirigeants politiques commence à prendre la mesure de l’enjeu. Reste maintenant à voir quelle sera leur réponse et la vitesse à laquelle celle-ci sera mise en place.
C’est précisément pour aider les dirigeants à décoder ces mutations profondes que j’ai écrit La Tectonique Stratégique. Car ce qui se joue aujourd’hui dépasse les seuls soubresauts conjoncturels. C’est une reconfiguration structurelle de notre environnement d’affaires – économique, géopolitique, technologique – qui exige de repenser nos façons de faire de la stratégie.
Dans un monde devenu géoéconomique, la résilience stratégique ne se décrète pas : elle se construit par une compréhension lucide des dépendances et des vulnérabilités de l’entreprise, une veille active, et une capacité à explorer des options robustes même dans l’incertitude. Ce livre, à paraître bientôt, est une invitation à la prise de conscience et à la lucidité.
Vos réactions m’intéressent. Avez-vous, vous aussi, ressenti un malaise face aux annonces de Choose France ? Quels échos dans votre secteur ?