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L’économie circulaire de l’IA : bulle spéculative ou phase d’amorçage stratégique ?

  • Photo du rédacteur: Paul Gagnon
    Paul Gagnon
  • 30 oct.
  • 6 min de lecture

En octobre 2025, Bloomberg publiait un article intitulé “OpenAI, Nvidia, AMD Deals Boost $1 Trillion AI Boom With Circular Deals” [1], révélant la structure financière étonnante de l’économie de l’intelligence artificielle.

 

Derrière les annonces d’investissements et de partenariats spectaculaires — 100 milliards de dollars de Nvidia dans OpenAI, 300 milliards de dollars de contrats cloud entre OpenAI et Oracle, participations croisées d’AMD et de CoreWeave — se dessine une économie circulaire, où les flux d’argent, de matériel et de capital tournent entre les mêmes acteurs.


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Source : cnbc.com


À première vue, ce système ressemble à enchevêtrement incestueux qui risque de mal finir : une croissance gonflée par des boucles d’investissement interne, des dettes logées dans des structures hors bilan, et des valorisations qui s’envolent plus vite que les profits réels.

 

Mais à y regarder de plus près, il s’agit peut-être d’autre chose : une phase d’amorçage systémique où les géants américains de l’IA (Nvidia, Microsoft, OpenAI, AMD, Oracle) bâtissent collectivement les fondations d’une nouvelle infrastructure technologique.

 

 

 1. L’IA : une industrie jeune dans sa phase d’investissement massif

 

Comme l’électricité à la fin du XIXᵉ siècle ou Internet dans les années 1990, l’intelligence artificielle traverse sa phase de mise en place de l’infrastructure : celle où les dépenses précèdent les revenus.

 

L’étude de McKinsey “The Cost of Compute: A $7 Trillion Race to Scale Data Centers” (2025) estime que les investissements mondiaux nécessaires pour soutenir la montée en puissance de l’IA pourraient atteindre 7 000 milliards de dollars d’ici 2030 [2].

 

Cette “burn phase” — où l’on consomme du capital pour construire le futur — n’a donc rien d’anormal : elle constitue le prix à payer pour créer l’infrastructure matérielle (centres de données, réseaux électriques, semi-conducteurs) et logicielle (modèles d’IA massifs, plateformes cloud, couches d’intégration).

 

2. Les modèles d’IA massifs : une rupture technologique sans équivalent

 

Les modèles d’IA massifs, ou Large Language Models (LLM), constituent la colonne vertébrale de cette nouvelle ère. Ils sont entraînés sur des milliards, voire des milliers de milliards de paramètres ; autant de variables ajustées sur d’immenses corpus de texte, d’image ou de son. Ces architectures (GPT-5, Claude, Gemini, etc.) exigent une puissance de calcul phénoménale : chaque génération de modèle nécessite environ dix fois plus de ressources que la précédente.

 

Contrairement aux technologies passées, leur valeur ajoutée est potentiellement transversale : l’IA n’est pas un secteur, c’est une capacité générale applicable à tous les domaines.


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C’est ce qui explique les valorisations hors normes : l’IA n’est pas une innovation marginale mais une technologie disruptive dont la valeur potentielle dépasse celle de toutes les révolutions industrielles précédentes. En effet, dans mon livre « La Tectonique Stratégique », je souligne que les incroyables avancées technologiques que nous connaissons actuellement jouent et joueront un rôle majeur dans le changement de paradigme politique, social et économique que nous vivons actuellement.

 

De plus, sa dimension numérique et les réseaux de communication mondiaux en  accélèrent son déploiement. Là où l’électricité et l’automobile avaient mis plusieurs décennies à se diffuser, l’IA suivra un cycle de propagation de quelques années : les infrastructures logicielles se répliquent instantanément à l’échelle planétaire.

 

3. Une logique d’intégration industrielle : le “winner takes all…or most”

 

L’économie numérique repose sur trois principes :

 

  • Effets de réseau : plus une plateforme a d’utilisateurs, plus sa valeur augmente.

  • Rendements d’échelle : coûts fixes élevés, coûts marginaux quasi nuls.

  • Verrouillage concurrentiel : celui qui atteint la masse critique impose ses standards.

 

De là découle la logique du “winner takes all…or most” : quelques acteurs dominent, les autres disparaissent [5]. Dans ce contexte, la coopération entre géants américains n’est pas une collusion, mais une stratégie écosystémique :

 

  • Nvidia garantit l’approvisionnement en puces ;

  • OpenAI fournit les modèles ;

  • Microsoft, Oracle et CoreWeave apportent la puissance cloud ;

  • AMD et Intel diversifient la chaîne d’approvisionnement.

 

Cette intégration verticale souple crée un écosystème complet, un complexe industriel de l’IA américain qui s’allie pour construire l’infrastructure exigeant une montagne de capital. Dans un monde où la Chine développe ses propres chaînes souveraines (Huawei, Baidu, Tencent, Alibaba Cloud), cette cohésion n’est pas le fruit du hasard ou une anomalie, c’est un positionnement géostratégique.

 

4. Le rôle central — et ambigu — des SPV

 

Ce qui fait tiquer certains observateurs dans cette toile d’investissements croisés est l’utilisation de SPVs. Un SPV  (Special Purpose Vehicle) est une entité juridique créée pour isoler un actif, une dette ou un projet particulier. Dans la finance d’entreprise, il sert à séparer le risque : si le projet échoue, la société-mère n’est pas directement impactée.

 

Dans l’IA, ces structures financent l’infrastructure sans alourdir les bilans : une société crée un SPV, celui-ci lève du capital et de la dette avec lesquels il achète des GPU, puis les loue à la société-mère. La dette du SPV ne figure donc pas sur le bilan du groupe, mais les actifs sont utilisés par ce dernier.

 

Sous les US GAAP, la règle n’est pas l’absence de consolidation mais le test de la “variable interest entity” (VIE) : si l’entreprise exerce un contrôle substantiel sur le SPV ou supporte la majorité des risques et bénéfices, elle doit le consolider ou au minimum divulguer sa nature, les montants et les risques dans les notes annexes. Ces montages ne sont pas illégaux ; ils sont le langage comptable du capital intensif. Mais ils posent la question de la transparence : quand l’endettement réel est disséminé entre des dizaines de véhicules, le système devient plus opaque et potentiellement vulnérable à un retournement.

 

5. Une lecture plus juste des risques

 

Il serait hasardeux à mon avis de voir dans cette dynamique un “nouveau 2008” ou une système de type Ponzi. Oui, le secteur recourt à des montages sophistiqués et à une valorisation future incertaine. Mais la nature des actifs est radicalement différente : ce ne sont pas des créances spéculatives, mais des infrastructures productives — puces, data centers, logiciels, modèles — qui conservent une valeur d’usage.

 

Le risque n’est donc pas l’effondrement systémique, mais un déséquilibre structurel :

 

  • Concentration excessive : la domination de quelques acteurs américains et chinois crée une dépendance mondiale ;

  • Surcapacité possible : si la demande en IA stagne, certains investissements deviendront des actifs dormants ;

  • Rendement déceptif : nombre d’entreprises n’obtiennent pas encore les gains de productivité espérés.

 

Ces risques sont réels mais inhérents à toute phase d’accumulation : le capital financier précède toujours la stabilisation du capital productif, comme l’a montré Carlota Perez [6]. Nous sommes simplement au moment où l’investissement devance encore la rentabilité.

 

6. L’Europe face à l’économie circulaire : entre dépendance et lucidité stratégique

 

Face à la consolidation de l’écosystème américain, l’Europe apparaît désarmée. Elle souffre d’un double handicap : dépendance énergétique et gouvernance fragmentée.

 

Depuis la rupture avec la Russie, le continent paie cher son énergie, affaiblissant la compétitivité de ses infrastructures numériques. Les 27 États membres avancent selon des logiques nationales, sans leadership clair. L’Allemagne, pilier industriel, vacille sous le poids de la crise de son modèle exportateur ; la France, freinée par ses contraintes budgétaires et sa dette publique, manque de marge de manœuvre.

 

Dans ces conditions, espérer bâtir un rival européen à Nvidia ou OpenAI relève aujourd’hui de l’utopie. Même le Chips Act européen reste très en-deçà des plans américains et asiatiques : montants insuffisants, coordination lente, horizon lointain.


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Plutôt que de rêver d’un “Airbus de l’IA”, l’Europe doit assumer une posture lucide et défensive :

 

  • Stabiliser sa dépendance : accueillir les infrastructures étrangères sous conditions (localisation des données, transfert de compétences, participation au capital).

  • Miser sur les couches applicatives et normatives : devenir puissance d’excellence dans l’IA appliquée (santé, énergie, climat, défense civile) et dans la régulation éthique et juridique ; exercer un soft power technologique.

  • Reconstruire une puissance publique de projection : concentrer les ressources sur quelques projets stratégiques (fonds souverains, centres de calcul continentaux, mutualisation de la recherche).

 

L’Europe ne conquerra pas le leadership technologique à court terme, mais elle peut encore préserver sa capacité de décision. Son horizon n’est pas celui de la conquête, mais de la résilience stratégique : savoir négocier ses dépendances tout en préservant sa liberté de mouvement.

 

8. Conclusion : une révolution condensée

 

L’économie circulaire de l’IA n’est ni un mirage, ni un mirage de bulle. C’est une configuration transitoire où capital financier, impératif géopolitique et innovation technologique s’entrelacent.

 

Les montages décrits par Bloomberg traduisent une mutation du capitalisme technologique : alliance inédite entre industrie, finance et puissance publique pour maîtriser une technologie historique.

 

Cette révolution condense en une décennie ce que les révolutions précédentes ont mis un siècle à accomplir ; elle fusionne logique économique et logique de puissance, abolissant la frontière entre marché et stratégie d’État.

 

L’Europe, si elle veut exister dans cet ordre nouveau, doit comprendre cette logique, non la subir. Ce n’est pas seulement une course à la productivité : c’est une course à la souveraineté cognitive — la capacité de penser, calculer et gouverner par soi-même à l’ère algorithmique.

 

Sources citées

 

 
 
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